Le rapport au temps (en Suisse et en Uruguay)
En Suisse, une valeur importante est accordée à la ponctualité, et on culpabilise vite pour quelques minutes de retard. Car à Zurich, un rendez-vous prévu à 10h n'est pas à 10h05. On est à l'heure par respect pour autrui (on évite de se faire attendre, parce qu'on ne veut pas faire perdre leur temps aux autres) mais aussi parce que le temps c'est de l'argent est précieux et qu'on prône une organisation efficace, rationnelle et pointilleuse du temps.
La précision dans le rapport au temps
En Suisse, on s'efforce de communiquer les horaires avec précision. Beaucoup de précision. L'année dernière, Magali avait cours de musique à 13h35. Pas à 13h30. Pas à 13h40. Non, 13h35. Et le plus incroyable? La porte de la salle s'est rarement ouverte avec avance ou avec retard. Les professeurs de musique ne sont pas seulement des maîtres du métronome. Ils savent aussi être extrêmement précis quant à la gestion de leur temps et respecter rigoureusement le nombre de minutes imparti à chaque élève.
On peut en général assez bien se fier aux transports en commun, ce qui évidemment est très agréable. Et on est tellement habitué à pouvoir s'appuyer sur une organisation à la minute près, qu'on devient nerveux quand le bus est annoncé avec trois minutes de retard. Car trois minutes peuvent suffire à faire rater la correspondance et à bouleverser tout le programme de la journée. Le prof de musique ne t'attendra pas, et la réunion commencera probablement sans toi. Toutefois, si tu arrives en retard à cause d'un problème de transports en commun, ce ne sera pas vraiment considéré comme ta faute, tandis qu'en France, on te fera reproche de ne pas avoir été assez prévoyant. (Un train en retard, voyons, c'est un pléonasme! Il fallait prévoir de la marge!)
L'aspect mercantile des prestations calculées au temps
En Suisse, il y a tout plein de contextes où le temps est décompté avec une implacable précision. Une consultation chez le médecin n'aura pas un prix fixe, qu'elle dure cinq minutes ou qu'elle en dure quinze. Le prix dépendra de la nature de la consultation, de l'âge du patient, mais aussi et surtout du temps passé dans le cabinet médical, parce que le médecin fixe un prix par période de cinq minutes et additionne à la fin le nombre de tranches de cinq minutes que tu as passées avec lui. Il vaut donc mieux ne pas trop s'attarder sur des détails, et éviter les bavardages avec le médecin, parce que son temps, c'est ton argent. Quand tu ressors du cabinet, c'est souvent difficile d'évaluer combien ça va te coûter… et si c'était chez le dentiste, alors tu tâches d'oublier au plus vite, parce que le suspense peut parfois durer un mois ou deux avant que la facture ne t'arrive par la poste, et de toute façon une chose est sûre: les dents, ça coûte un bras, et ça n'est pas remboursé.
J'avoue apprécier la ponctualité mais avoir encore un peu de mal avec l'aspect mercantile… et venir en Uruguay était une bonne occasion de découvrir un rapport au temps évidemment bien différent.
Un rapport au temps moins distendu qu'attendu
Contrairement à d'autres pays d'Amérique latine, l'Uruguay est un pays assez organisé, avec des infrastructures plutôt fiables et un rapport au temps qui n'est pas aussi distendu que nous l'attendions. Il y a beaucoup de situations où l'horaire annoncé est aussi respecté: l'école commence vraiment à 9h, et les cours ou activités organisées sont en général à l'heure - avec une petite marge d'éventuellement cinq à dix minutes. C'est valable aussi bien pour le tango, le football, le padel, les échecs ou le yoga, donc un panel d'activités assez varié, avec des personnes différentes, dans des lieux différents. Certains événements (comme on nous l'a expliqué une fois pour une pièce de théâtre), intègrent une demi-heure de retard planifié: on écrit que la pièce commence à 20h30 pour être sûr que tout le monde soit là afin de commencer précisément à 21h.
… et moins mercantile
Nous prenons quelques cours privés, et le moins qu'on puisse dire, c'est que les professeurs particuliers ne sont pas avares de leur temps. Une heure peut facilement devenir une heure et demie, et si on ajoute le café avant, le professeur aura peut-être passé finalement deux heures chez nous. Les gens n'ont pas l'œil fixé sur la montre, et ils préfèrent souvent prendre leur temps plutôt que d'enchaîner les rendez-vous.
Combien de retard avoir?
En dehors des cours et de l'école, nous avons cru comprendre qu'un certain retard était permis, voire même normal, et ce dans plein de situations. Arriver une demi-heure ou une heure plus tard à une fête d'anniversaire d'enfant n'est pas un problème. Mais nous avons encore des difficultés parfois à comprendre… combien de retard avoir! Invité à un barbecue à 20h, Michael est arrivé à l'heure… et l'hôte s'est étonné de le voir arriver si tôt! Il était de loin le premier, et la fête n'a véritablement commencé que deux heures plus tard. Alors, la semaine suivante, quand on nous a invités à un barbecue à 13h, nous avons débarqué comme des fleurs à 14h30… pour s'apercevoir que tout le monde nous attendait et que nous arrivions juste à temps pour passer à table! C'étaient pourtant les mêmes personnes que le barbecue de la semaine d'avant. On nous a expliqué que les barbecues du soir commencent en général en retard, mais pas ceux du midi! Arriver avec une demi-heure de retard aurait probablement été parfait…
Tranquilo
Il y a ici une valeur à laquelle les gens semblent être très attachés, c'est l'art de vivre "tranquilo". Prendre les situations avec décontraction, ne pas se presser… et aussi ne pas s'énerver pour de petites choses.
C'est évidemment agréable quand on prend le volant, parce que les gens sont plutôt détendus quand ils conduisent. Ils ne klaxonnent quasiment jamais, même quand la voiture devant roule à 30km/h sur une route à 60km/h, ou qu'elle met du temps à démarrer alors que le feu est depuis longtemps passé au vert. Et je n'ai encore jamais vu personne s'énerver dans la rue. Je soupçonne les rares voitures pressées qui doublent sans visibilité d'être des Argentins résidant en Uruguay qui ne se sont pas (encore) adaptés à la façon de conduire locale.
Le grand avantage de cette façon de prendre la vie, c'est que si on arrive en retard quelque part, ce n'est jamais un drame. La tranquillité, c'est sacré. Tu es en retard? Oh, surtout, ne te presse pas! Tranquilo!… je peux attendre.
Flexibilité
Une autre particularité du rapport au temps en Uruguay, c'est une plus grande flexibilité, une moindre planification, et une tendance à proposer ou changer les plans à la dernière minute. Parce qu'ici, il semblerait que les rencontres planifiées longtemps à l'avance sont celles qui ont le plus de chances de tomber à l'eau. Au sens figuré, mais aussi au sens propre, parce que s'il pleut, les rendez-vous s'annulent et les rencontres se reportent - la plupart des gens, curieusement, préfère rester chez soi dès qu'il y a quelques gouttes de pluie. Et personne n'aura de scrupules à justifier une annulation de dernière minute à cause du temps qu'il fait, du temps qui manque, ou d'un autre rendez-vous plus important qui s'est glissé entretemps.
Cette flexibilité est à double-sens: c'est-à-dire qu'elle autorise une plus grande spontanéité. On peut proposer à 16h de se retrouver à la plage à 17h (ou même immédiatement). On peut décaler un rendez-vous prévu pour le lendemain et le fixer pour le jour même en un coup de fil (en fait non, la façon la plus correcte serait un échange de quelques messages vocaux Whats app). Et une soirée pyjama peut se décider spontanément après l'école pour le jour-même… même si on est un jour de semaine!
Notre rapport au temps évolue
Nous avons adapté nos horaires, qui sont désormais plus tardifs, même si pour les repas, nous ne sommes vraiment pas du tout au rythme uruguayen. Les gens ici mangent tard, voire très tard (21h est presque tôt), or nous sommes habitués à avoir le temps de digérer avant d'aller dormir (parce qu'en Suisse, nous mangeons plutôt entre 18h et 19h). Au tout début, les gens nous regardaient avec des yeux ronds quand nous disions que nos enfants se couchaient vers 20h-20h30. Parce que les leurs, à cette heure-là, ils n'avaient pas encore mangé! De ce côté-là, l'horaire a bien évolué, les enfants s'endormant désormais rarement avant 22h. Nous avons plus de temps avec eux le soir, et nous pouvons dormir un peu plus le matin…
Personnellement, j'aime bien le fait de pouvoir arriver à peu près à l'heure sans devoir me sentir stressée pour dix minutes de retard. Avoir un rapport plus détendu au temps, c'est même vraiment agréable au quotidien dans plein de situations. Par contre, je trouve que c'est parfois difficile ici d'organiser efficacement son temps: parce que les plans peuvent changer très vite, parce qu'il faut prendre la voiture pour tout, parce qu'il y a aussi plus souvent des imprévus (commerçant fermé à l'horaire habituel, sans explication), parce que les gens sont parfois… lents. J'ai aussi remarqué que je n'ai jamais assez de temps pour faire tout ce que j'aime faire, et que du coup, je déteste passer du temps à ne rien faire… notamment lors des situations sociales, si les conversations se branchent sur un sujet qui ne m'intéresse pas (genre si les autres mamans se mettent à parler d'astrologie - mais qu'ont-elles toutes ici avec l'astrologie?!!) Après, c'est une constante qui ne dépend pas de l'endroit où je me trouve…
Quand le naturel revient au galop
Pour finir, une petite anecdote…
Nous ne mettons jamais de réveil, parce que nous avons un réveil naturel… ce n'est pas notre horloge biologique, mais notre fils, qui ne manque (presque) jamais de se lever avant tout le monde. Il est désormais un peu plus indépendant, et en ce moment il nous fait même la joie de parfois traîner un peu avant de venir nous tirer du lit. Et voilà qu'un matin je me réveille, j'entends Martin parler à Michael, je regarde l'heure… et je saute du lit en voyant que le téléphone indique… 8h48. D'habitude, à cette heure-ci, nous sommes réveillés depuis longtemps! Nous n'avions pas changé d'heure, et les enfants auraient déjà dû être en route pour l'école, qui commence à 9h. Et là, Martin était calmement en train d'expliquer à Michael: "Papa, je crois qu’il faut que tu te lèves, parce qu’à ma montre la petite aiguille est entre le huit et le neuf…" Nous avons bondi, réveillé Magali, les enfants ont sauté dans leurs uniformes, Michael a sauté dans ses habits (dans notre partage des tâches, c'est lui qui amène les enfants et moi qui les ramène), les boîtes à goûter ont sauté dans les sacs à dos… et à 8h59, tous étaient dans la voiture.
Quand Michael est rentré après avoir conduit les enfants à l'école, il s'est exclamé: "On était loiiiin d’être les derniers en fait!"
(moi): "Oui, je n’ai pas compris, pourquoi tu as stressé comme ça? On aurait quand même pu leur faire manger quelque chose avant de partir!"
(Michael) "Mais en Suisse, tu ne PEUX PAS être en retard à l’école, c’est juste pas possible! Il FAUT être à l'heure!"
Et voilà, c'était l’instinct suisse qui avait repris le dessus… Sauf qu’ici, on est en Uruguay, et tous les enfants n'arrivent pas à 9h précises à l'école. Certains ont parfois dix minutes de retard (d'autres, dix minutes d'avance :-D), et si un jour on se réveille trop tard, eh bien… tranquilo! Pas la peine de se presser démesurément pour autant!